Éditoriaux de l’année

2009

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    Éditorial                                            Janvier 2009                                         N° 58

Alors que son avenir apparaît pour le moins incertain, le disque de musique classique a réussi à traverser l’année qui vient de s’écouler sans trop peiner, claudiquant toujours un peu plus, mais tout en gardant la tête haute.

Conformément aux principes en vigueur sur ce site, d’un point de vue musical et technique, sans pour autant parler d’année exceptionnelle, 2008 aura été marqué par de nombreux événements discographiques. Parmi ceux que j’ai eu le plaisir de vous présenter, il y en a qui stimulent ma mémoire plus que d’autres. Aussi, comme tous les ans, je les ai rassemblés sous la forme d’une liste « Coups de cœur » : les douze meilleurs disques de l’année, selon moi (voir ici). Certes, c’est un exercice périlleux et cruel, mais c’est un bon moyen de capter l’attention des mélomanes qui seraient jusqu’alors passés à côté.

C’est de cette manière qu’assidûment les Pièces de clavecin de François Couperin viennent occuper mon esprit. Brillamment interprétées, Pierre Hantaï leur offre, par le don de soi, une éloquence de style qui se répercute dans mes pensées à n’en plus finir. Cependant, en toute fin d’année, il s’est vu disputer les honneurs par le Rameau de Céline Frisch, celui-ci passant très près de la consécration. Cela devait être dit. Dans la même catégorie, Bruno Cocset confirme qu’il est l’archet baroque le plus racé du moment avec un magistral enregistrement des Sonates pour violoncelle et basse continue de Geminiani. Entouré de ses indéfectibles partenaires des Basses Réunies, le violoncelliste lève sur la musique du maître italien un voile qui n’est pas prêt de tomber : un voile de soie ornée de dentelle qui lui vaut aujourd’hui la récompense suprême.

Comme on vient de le constater, savoir choisir c’est aussi savoir évincer. C’est ainsi qu’en musique de chambre la gravure que le Quatuor Diotima a consacré à Durosoir se voit déclasser in extremis par le Brahms de Faust, Melnikov et Zwart : des artistes à la vision évoluant entre raison et expérimentation, mais dont le regard reste, à tout point de vue, fascinant. Le Boccherini de l’ensemble Alea étant, quant à lui, indéboulonnable.

En musique concertante, malgré le nombre et le niveau élevés de ses prétendants, ce sont les œuvres de Nielsen parues chez EMI Classics qui raflent la mise. Simon Rattle et ses complices signent avec ce disque un témoignage inspiré et conséquent, dans lequel la musique du compositeur danois apparaît d’une dimension réellement extraordinaire. Une telle prestation méritait bien plus qu’un simple succès d’estime. C’est désormais chose faite.

Pour les amateurs de performances vocales, l’album publié chez Harmonia Mundi reprenant les Liebeslieder Walzer de Brahms est de ceux que l’on chérit. Purement jubilatoires, ces joutes amoureuses valsées pour quatuor vocal et piano à quatre mains sont des pièces inestimables. Difficile d’imaginer des moments à la fois aussi subtils, sagaces et poétiques. Plus qu’un événement, ce compact s’imposait comme une évidence.

Moins fécond qu’il ne l’a été jadis, Jordi Savall parvient malgré tout à rentrer dans le top annuel. Son Estampies & Danses Royales nous vaut une incursion musicale dans le bas Moyen Âge français, celui de Philippe le Bel. Suivi comme son ombre par les musiciens d’Hesperion XXI et toujours fidèle à ses engagements éthiques, le maître catalan nous sert une musique d’un minimalisme savant et raffiné. C’est une expérience rare dont on ne saurait se passer et qui justifie pleinement sa place au sein de cette sélection.

Parmi les artistes qui ont le plus marqué l’année écoulée, l’organiste Léon Berben fait assurément partie des moins connus. Toutefois, cette pudeur médiatique est davantage imputable à la confidentialité de son répertoire de prédilection qu’à une quelconque timidité artistique. Chacun de ses nouveaux enregistrements est pour l’auditeur un motif d’émerveillement qui, au fil du temps, ne se dément pas. Enregistré pour le label Ramée, Clarifica me en est une preuve cinglante qui lui vaut aujourd’hui une couronne de laurier amplement méritée.

Si certains choix se font presque sans réfléchir, il en est d’autres qui se transforment en véritable séance de torture morale. Lorsqu’on évoque la musique sacrée, et a fortiori celle de Bach, la raison du cœur est souvent celle qui domine. C’est ainsi qu’il m’a été impossible de départager les Motets des Trinity Baroque et les Messes brèves de Pygmalion, ces deux formations réussissant là un exploit discographique d’une ampleur égale. Ce sont d’incontournables joyaux dont les répercussions affectives et spirituelles risquent de marquer les esprits pour longtemps.

Au sein de cette lutte acharnée, une place devait être impérativement réservée à la musique pour piano tant, cette année encore, elle a contribué à notre félicité. Bien sûr, les Debussy de Jean-Efflam Bavouzet ont fait forte impression, tout comme, plus récemment, le Fauré de Charles Owen. Seulement, à l’heure du choix, c’est le quatrième et dernier volume de l’Intégrale des sonates pour piano de Beethoven de Paul Lewis qui l’emporte. Il est l’archétype même de la passion qui nous anime, susceptible à lui seul d’intégrer la totalité des émotions artistiques et techniques que l’on en attend.

Avec plusieurs parutions mémorables, la musique symphonique ne pouvait pas être absente de ce palmarès. D’ailleurs, une fois n’est pas coutume, c’est un disque de musique contemporaine qui gagne mon suffrage. Reconnu très tôt pour son talent, Rochberg est un compositeur qu’on ne saurait ignorer. L’écoute de ce disque est une expérience captivante  et décoiffante qui atteste que les formes musicales actuelles ne sont pas toutes aussi ésotériques que ce qu’on veut bien nous faire croire. Piqûre de rappel pour le sujet dépendant ou premier trip pour le néophyte, quel que soit son degré de dépendance, chacun y trouvera la dose qui lui convient. Mais attention, on y prend vite goût !  

En cette période de vœux, n’oublions pas de remercier tous les artistes, éditeurs et techniciens du son qui ont contribué, au cours des douze derniers mois, à combler nos envies. À tous, souhaitons-leur une année 2009 aussi inspirée et fertile. D’eux, dépend notre bonheur.

T. HERVÉ - 01/2009

    Éditorial                                            Février 2009                                         N° 59

Les propriétés dynamiques élevées du disque compact s’annoncèrent, dès sa sortie en 1982, comme un argument de poids – bien que très théorique – dans la lutte qui allait l’opposer au support analogique. La dynamique fut alors élevée au rang de valeur sacrée, d’autant qu’à partir de 1999 elle vit ses capacités s’accroître avec le lancement du Super Audio CD. Dès lors, reprenant la balle au bond, les fabricants de matériels audio n’ont cessé d’œuvrer dans l’élaboration de systèmes plus rapides, capables de reproduire au mieux les contrastes sonores issus de ces nouveaux formats. Depuis, les choses ont malheureusement bien changé.

Tout d’abord, on parle de dynamique dans deux cas bien précis. D’une part, nous avons la dynamique du support d’enregistrement qui correspond à l’écart entre le niveau relevé en l’absence de signal en entrée du support (bruit de fond) et le niveau de la crête maximale que ce support peut délivrer. D’autre part, la dynamique instrumentale qui est égale à la différence entre les sons les plus faibles et les sons les plus forts émis par un ou plusieurs instruments. En cela, la musique classique est celle qui revendique l’amplitude sonore la plus importante : la dynamique d’un piano peut atteindre 80 décibels (dB), celle d’un orchestre symphonique frôle les 130.

Dans l’absolu, disposer d’une telle dynamique, tant à l’enregistrement qu’à la reproduction, est quasiment impossible. D’une part, parce que la grande majorité des ingénieurs du son se sont volontairement imposés des marges de sécurité pour se mettre à l’abri des bruits résiduels dans les creux, et des distorsions dans les crêtes. Pour cela, ils utilisent des compresseurs de dynamique qui augmentent sensiblement le niveau des signaux les plus faibles, tout en diminuant le niveau des signaux les plus élevés. Ce resserrement des valeurs diminue d’environ 30 % la plage dynamique autorisée par le support numérique. Alors qu’il permet une plage de 95 dB, dans le meilleur des cas, seuls 60 dB sont exploités. Qu’on se rassure, c’est presque plus qu’il n’en faut, même si les pointes dynamiques de quelques rares enregistrements peuvent atteindre parfois des mesures aussi importantes. D’autre part, parce que la tolérance de nos environnements d’écoute ne se situe que très rarement au-delà des 70 dB. Sachant que le bruit ambiant d’une salle de séjour – même très silencieuse – tourne autour des 20 dB, les contraintes domestiques, tout autant que la volonté de ne pas devenir sourd, rendent le seuil de 60 dB plus qu’honorable.

Cependant, depuis quelque temps déjà, les rapports que le grand public entretient avec la musique sont complètement bouleversés. Conditionnées par la mode des lecteurs nomades, de plus en plus de personnes délocalisent leur musique ; l’environnement calme et feutré des habitations n’étant plus le seul privilégié, les écouteurs se substituant aux enceintes. La rue, les transports en commun et l’automobile sont devenus autant de prétextes pour se caler un son entre les oreilles. Seulement, dans ces conditions peu favorables, les contrastes subtils d’un message musical sont fortement handicapés par les nuisances sonores qui les entourent, l’utilisateur ayant alors souvent comme réflexe d’augmenter le volume sans réellement se préoccuper des dangers auditifs qu’il encourt.

Pour pallier à ce phénomène, mais surtout pour se plier aux requêtes d’un marketing toujours plus pugnace, des labels – de plus en plus nombreux – ont recours à une combine aussi hypocrite que destructrice. Cette technique vise, lors du mastering, à aligner le volume des passages faibles et moyens au niveau des passages les plus forts, de manière à contenir intégralement la dynamique dans une plage oscillant entre 10 et 15 dB : la même que les stations de radios FM. Une misère. Seulement, alors que ces dernières recourent à cette pratique par leurs propres moyens, indépendamment du disque lui-même, lorsque la compression est réalisée à l’enregistrement, elle est irréversible et s’applique à toute la chaîne de reproduction. Cela a pour effet de produire des signaux plus denses : un son plus fort et plus compact. La musique – si l’on peut continuer à l’appeler ainsi – devient oppressante, comme si elle voulait s’affranchir de sa musicalité. De plus, c’est bien connu, modifié de la sorte, le son devient plus accrocheur, donc plus vendeur. C’est la guerre du volume, la « Loudness War » comme l’appellent les producteurs et les ingénieurs du son.

Il est facile d’imaginer que de tels enregistrements lus sur une chaîne haute-fidélité perdront toute raison d’exister. Si l’on peut affirmer sans se fourvoyer qu’une compression réalisée à bon escient et intelligemment ne s’entend quasiment pas, on peut aussi dénoncer sans retenue que lorsqu’elle est réalisée de manière aussi répréhensible, son impact sur la musique est dévastateur. Lorsqu’on connaît la sensibilité de l’oreille humaine, une telle dérive n’a pas de sens.

Si la sphère pop-rock-electro-variété est, de loin, la plus touchée par ces méthodes ravageuses, le jazz et la musique classique ne semblent pas être pour autant épargnés. C’est pour dénoncer et se démarquer de ce qui pourrait bien devenir un fléau, que Turn Me Up! a vu le jour. À l’origine de la création de cet organisme militant, on trouve des artistes et des professionnels de l’industrie du disque qui, par leur action commune, luttent pour le rétablissement des vraies valeurs de la dynamique musicale. À cet effet, ils ont créé un label : une certification qui placée sur la jaquette des CD, informerait le consommateur sur le bon respect des normes de dynamiques. En voici un modèle :

Turn Me Up!™ Certified
To preserve the excitement, emotion and dynamics of the
original performances this record is intentionally quieter
than some. For full enjoyment simply Turn Me Up!
(www.TurnMeUp.org)

Je vous invite à visiter leur site qui, exemple sonore à l’appui, démontre clairement le bien-fondé de leur entreprise. Plus original, par le biais d’une simple inscription, vous avez la possibilité de souscrire à leur cause ; une cause qui n’a pour seul but que de défendre les intérêts des vrais amateurs de musique que nous sommes. S’il ne fait aucun doute que le ver est dans le fruit, votre soutien l’empêchera peut-être de contaminer le verger tout entier.

T. HERVÉ - 02/2009

    Éditorial                                              Mars 2009                                          N° 60

Cela fait déjà maintenant quelque temps que le disque compact est tombé en disgrâce, et de le dire ne changera rien. Avec une offre de téléchargement sans cesse croissante, il y a même fort à parier que dans un avenir plus ou moins proche, notre chère galette argentée disparaisse complètement. En effet, la musique dématérialisée – autrement dit, sans support, sous forme de fichier numérique –  attire vers elle, chaque jour, de plus en plus de mélomanes. Ne reculant devant rien, aujourd’hui, c’est vers les audiophiles qu’elle lorgne. Le numérique fait sa révolution, et il n’est pas décidé à s’arrêter de si tôt.

Les causes de ce probable bouleversement sont diverses, mais la plus évidente est à mettre sur le compte du changement des modes de consommation. En effet, depuis la généralisation des outils informatiques et des lecteurs nomades, la musique s’est émancipée. Elle est sortie du cadre rigide  imposé jusqu’alors par les contraintes matérielles. En même temps que les équipements se miniaturisaient, la musique entamait une véritable cure d’amaigrissement. Appelé « compression numérique », ce traitement lui permit de s’alléger dans d’impressionnantes proportions. Alors que sous sa forme matérielle il lui fallait environ 650 Mo pour contenir 70 minutes de programme – soit un CD – une fois compressée au format MP3 (débit de 128 kilobits/sec), c’est plus de dix heures de musique que peut accueillir ce même CD. Malgré les pertes de qualité qu’entraîne cette méthode, dans la seconde moitié des années 1990, le format MP3 a conquis de nombreux utilisateurs, séduits par sa facilité d’utilisation, mais aussi par cette forme, sous laquelle elle peut se transmettre par le réseau Internet. De savoir si, intrinsèquement, la musique s’en porte mieux, c’est une autre histoire ; ce qui est certain, c’est qu’elle a gagné en popularité.

Les bases techniques étant acquises, les améliorations ne tardèrent pas. Aussi, la baisse des coûts de stockage et l’augmentation du débit des réseaux favorisèrent grandement l’émergence de nouveaux formats de compression sans perte, dits « losless » ; le FLAC étant le plus connu. Il est donc désormais possible de télécharger rapidement – et légalement bien sûr – des morceaux de musique en qualité CD (16 bits/44,1 kHz), voire même en qualité Studio Master (24 bits/192 kHz). Ce dernier, utilisé au quotidien par les studios d’enregistrement, est le meilleur standard audio actuel.

Aussi, l’avant-garde des fabricants de matériels haute-fidélité a bien senti le vent tourner. Naim, Linn et YBA misent en effet sur la future généralisation de ce mode d’approvisionnement. Signalons au passage que les deux premiers possèdent leur propre label de production musicale. C’est ainsi que récemment, de nouveaux matériels à vocation audiophile ont fait leur apparition sur le marché. Généralement compatibles avec la majorité des fichiers audio connus, ces serveurs musicaux numériques – c’est comme cela qu’on les nomme – sont, en quelque sorte, des passerelles entre l’informatique et la chaîne hi-fi. Si son exploitation et ses fonctionnalités peuvent varier d’une marque à l’autre, le principe est pour tous quasiment identique. Pour faire simple, disons que la puissance de l’informatique est utilisée pour l’obtention, la gestion et le stockage des fichiers musicaux, tandis que le serveur proprement dit, a vocation de décodeur. Il convertir le message numérique en un signal analogique, avant de le transmettre au système audio traditionnel ; la source n’étant plus le lecteur de CD, mais l’association disque dur-serveur.

Comme on peut facilement l’imaginer, une bonne partie des utilisateurs recueilleront de nombreux bénéfices d’une source ainsi dématérialisée. Bien sûr, selon les convictions de chacun, ces considérations pratiques ne seront pas du goût de tous, d’autant que comme n’importe quelle autre donnée informatique, les risques de perte ne sont pas négligeables ; la sauvegarde devenant alors une priorité absolue. Au-delà des querelles de chapelles qui finiront tôt ou tard par éclater, la véritable question est de savoir si ce nouveau concept est à même de satisfaire les audiophiles les plus exigeants.

Là-dessus, il est un peu tôt pour formuler un avis définitif. Cependant, d’après les premiers comptes-rendus dignes d’intérêt, il semblerait que les performances sont bien au rendez-vous.  Des écoutes comparatives rigoureuses menées entre un disque compact lu sur un lecteur classique et ce même disque encodé puis lu par un serveur démontreraient la très nette supériorité de ce dernier. Si les choses continuent sur cette lancée, l’environnement de l’audiophile risque de subir de sacrés changements d’ici peu, d’autant que certains professionnels présagent le retour en force… du disque vinyle. Après cela, qui dira que l’homme n’est pas un être complexe ?

T. HERVÉ - 03/2009

    Éditorial                                               Avril 2009                                          N° 61

Il y a tout juste un mois, nous étions informés qu’en avril, un nouveau magazine mensuel dédié à la musique classique serait présent dans les kiosques. Cela dit, contrairement à ce que cette information laissait supposer, c’est bien d’une mauvaise nouvelle dont il s’agissait. Point de naissance donc ; de plus, le moment ne serait pas très bien choisi. D’ailleurs, d’après ses promoteurs, il s’agit plutôt d’un mariage. Finalement, c’est une fusion qui est à l’origine de ce non-événement, et qui dit fusion, dit : 1 + 1= 1.

Vous l’aurez compris, la presse spécialisée vient de perdre l’un des siens. Tributaires d’un secteur en pleine difficulté (baisse du marché du disque et, par extension, désaffection des annonceurs), le groupe « Les Échos », auquel appartenait  Le Monde de la musique (édité à 26 300 exemplaires), et le groupe « Express-Roularta », propriétaire de Classica-Répertoire (édité à 21 000 exemplaires), ont donc décidé de fusionner pour ne plus former qu’un abréger : Classica. Au-delà des termes de circonstances qui privilégient davantage la discrétion que l’impudence, disons clairement qu’avec des ventes en baisse, les propriétaires du Monde de la musique ont préféré jeter l’éponge.

Pour Classica-Répertoire, c’est incontestablement une bonne pioche, car, mathématiquement, sous sa nouvelle identité, il devient le premier magazine de la musique classique en France ; Diapason, l’unique concurrent, étant quant à lui édité à 37 000 exemplaires. On ne peut néanmoins pas présager du comportement des lecteurs du Monde de la Musique. Personne ne peut encore dire quelle sera la proportion de ceux-ci à être attirée vers Classica, pas plus qu’il n’est possible d’évaluer celle qui passera chez l’adversaire, ou encore, celle qui aura décidé, tout simplement, de se passer de magazine, quel qu’il soit.

Justement, de Diapason, parlons-en. Dans le numéro du mois dernier, en annonçant la cessation d’activité de son challenger, Gaëtan Naulleau, le chef de la rubrique « Disques », laisse entendre, non sans une certaine amertume, que la branche sur laquelle il est assis est de plus en plus frêle. Alors que la musique se dématérialise chaque jour davantage, l’heure de la dématérialisation de ses magazines serait-elle aussi venue ?

C’est un fait, la crise de la presse touche en effet sévèrement le domaine de la critique discographique, et celle de la musique classique en particulier. Comme Gaëtan Naulleau, je le déplore ; une presse forte, c’est une presse libre et indépendante. Cependant, sans pouvoir totalement dissimuler sa colère, sa plume s’abandonne dans une forme de procès à l’encontre des magazines discophiles accessibles sur le Web, en l’occurrence, les sites indépendants dont une partie sont animés d’intentions purement altruistes ; une catégorie dans laquelle je me place volontiers. Je le cite :

« Restent les jeunes sites indépendants où tout le monde ou presque peut enfiler la casquette du critique. On y lit quelquefois de très belles choses, quelquefois du foutraque sympathique, du médiocre, et des bas… très bas – et très normatifs. Cette disparité ne suscitera jamais la même confiance qu’un bon journal – et la même émulation parmi ses signatures ».

Au-delà du respect et de la compréhension que j’ai envers les professionnels de l’édition, je ne peux m’empêcher de penser que ce type de polémique ne résoudra en rien les problèmes qui les touchent. C’est un phénomène bien connu, les périodes de crise mettent souvent à  mal les libertés individuelles. Toutefois, l’aptitude de la pensée n’est pas l’exclusivité d’un seul cénacle d’intellectuels, pas plus que le droit d’exprimer cette pensée le monopole de je ne sais quelle autre coterie. Fort heureusement, la culture n’appartient à personne, et si aujourd’hui Internet permet d’étendre son champ d’application, alors tant mieux.

J’imagine mal l’apprenti mélomane se lancer d’emblée dans la lecture d’un magazine comme Diapason ; aussi bon soit-il. En revanche, je suis convaincu que la multiplication des sources d’information ne peut que lui donner des idées, stimuler ses envies et guider sa passion ; une passion qui le conduira peut-être un jour vers la presse écrite. Qui sait ? Personnellement, c’est sous cet angle que je vois les choses. Quant au « normatif », les lecteurs sont assez intelligents pour juger de ce qui est bon pour eux, chacun devant être capable de séparer le bon grain de l’ivraie. C’est l’approbation du lecteur qui donne au critique sa légitimité, pas son pédigrée.

T. HERVÉ - 04/2009

    Éditorial                                               Mai 2009                                            N° 62

Il fut un temps où les notions de droit d’auteur n’existaient pas. Chacun pouvait reprendre et transformer des œuvres musicales existantes sans rien devoir à quiconque. Cette appropriation du travail d’autrui était alors perçue comme un hommage. Lorsque Bach transcrivait au clavecin ou à l’orgue les concertos de Vivaldi, de Marcello ou de Torelli, c’était par admiration, pas par intérêt.

C’est Beaumarchais qui, le premier, en 1777, lassé de voir les comédiens français jouer ses œuvres sans aucune contrepartie, ouvra à la création d’un organisme chargé de protéger les auteurs et leurs droits. Son engagement aboutit à la reconnaissance légale du droit d’auteur par l’Assemblée Constituante le 13 janvier 1791, loi que ratifia Louis XVI six jours plus tard.

Au siècle suivant, la mobilisation des ayants droit augmentant, les principes d’une protection internationale universalisée furent adoptés par la Convention de Berne en 1886. Attachées à défendre les propriétés littéraires et artistiques, ces dispositions seront ensuite étendues à d’autres formes de création au fur et à mesure des évolutions technologiques. Plusieurs fois révisée, cette convention permet à un auteur étranger de se prévaloir des droits en vigueur dans le pays où ont lieu les représentations de ses œuvres.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la culture ne put échapper au tourbillon de la mondialisation. L’accès d’un nombre croissant d’individus à des réseaux d’information et de communication communs conduit alors les États à d’importantes négociations, aussi bien au niveau européen qu’international. Plusieurs nouveaux traités mettront en avant les droits d’auteurs jusqu’à ce que soient signés, dans la douleur, en 1993, les fameux accords du GATT. Pour rappel, ces accords multilatéraux visent à favoriser le libre-échange par l’abaissement des droits de douane et par la diminution des limites quantitatives et qualitatives.

Si l’on s’en souvient bien, déjà à cette époque la France se positionnait en marge des politiques culturelles globales. Argumentant que « la culture n’est pas une marchandise comme les autres » et dénonçant des mesures trop libérales à son goût, elle se battit alors bec et ongles pour défendre la thèse de son « exception culturelle », non pas par orgueil, mais bien dans le but de préserver son propre arsenal législatif : un dispositif spécialement mis en place pour valoriser la culture et favoriser la création artistique, notamment dans le domaine musical et dans celui de l’audiovisuel. Bien que cette prise de position ne fût pas exempte de tout reproche, il n’est peut-être pas inutile de s’en souvenir aujourd’hui.

Depuis l’explosion récente des nouvelles technologies liées à la copie privée et au téléchargement, le code de la propriété intellectuelle est, de nouveau, au centre d’une bataille juridico-politique complexe. En effet, le 9 avril dernier, le projet de loi « Diffusion et protection de la création sur Internet », défendu par la ministre de la Culture Christine Albanel, a été, contre toute attente, rejeté par 21 votes contre et 15 pour. Rappelons que cette loi, aussi appelée « loi Hadopi », est destinée à lutter contre la spoliation des droits des créateurs en sanctionnant le piratage. Elle consiste, après deux mises en garde, à couper l’accès à l’Internet des personnes dont l’adresse IP sera détectée sur un réseau de partage illégal. Malmenée au sein de son propre hémicycle, cette loi ne recueille pas davantage l’approbation du Parlement Européen. Le 10 avril, soit le lendemain, celui-ci adoptait à une très large majorité (481 pour, 25 contre et 21 abstentions) un amendement non contraignant appelant à « éviter l’adoption de mesures allant à l’encontre des Droits de l’Homme, des droits civiques et des principes de proportionnalité, d’efficacité et d’effet dissuasif telles que l’interruption de l’accès à Internet », tout en ajoutant que « garantir l’accès de tous les citoyens à Internet équivaut à garantir l’accès de tous les citoyens à l’éducation », et que, par voie de conséquence, « un tel accès ne devrait pas être refusé comme une sanction par des gouvernements ou des sociétés privées ».

Aux dernières nouvelles, et à l’heure de conclure, il semblerait qu’un compromis qui réduirait les divergences entre les deux camps ait été trouvé. Alors qu’initialement le projet de loi français prévoyait de confier le pouvoir de supprimer la connexion Internet des contrevenants à une autorité administrative, sous la pression des eurodéputés, cette décision devrait finalement être prise par une autorité judiciaire. Mais ne nous voilons pas la face, l’entente n’est que partielle, plus pour sauver les apparences que pour régler définitivement le problème. De Beaumarchais à l’ère numérique, l’expérience de plus de deux siècles de gestion des droits d’auteur nous enseigne qu’en  matière de culture, la concorde est bien improbable. Après la diversité culturelle proclamée en 1993, ne serait-il pas préférable de parler désormais de divergence ?

T. HERVÉ - 05/2009

    Éditorial                                               Juin 2009                                           N° 63

Dans un passé encore récent, selon son appartenance à tel ou tel groupe ethnique, les facteurs héréditaires et les schémas d’apprentissage déterminaient à eux seuls le mode d’écoute qu’un individu devait adopter par rapport à une musique issue de son propre contexte culturel.

On ne le sait pas toujours, mais, ne serait-ce que par la structure de son langage, la musique occidentale se différencie profondément de la musique orientale. En effet, si la première a pour base une échelle diatonique simplifiée (dite tempérée), la seconde utilise, quant à elle, un système plus complexe, lui-même à l’origine de sonorités bien spécifiques. À chaque oreille son éducation.

Ainsi, il y a encore peu de temps, on n’écoutait pas de la même façon que l’on ait été chauffeur de taxi à Manhattan, ou cornac dans les forêts du Sri Lanka. Cela dit, si la bande de fréquence audible et le pouvoir séparateur de l’oreille permettent d’établir les limites de la sensibilité de cette dernière, ce n’est pas pour autant qu’ils définissent sa qualité musicale ; les bons musiciens ne se reconnaissent pas à leur nationalité.

Bien évidemment, ces principes d’acquisition sont immuables, et restent, par définition, toujours d’actualité. Toutefois, dans un monde en pleine mutation technologique, la musique occidentale moderne interfère de plus en plus sur les processus sociaux d’une grande partie du reste de la planète. Perfidement, sa contagion brouille les repères auditifs ancestraux de ceux qui s’y exposent. Plus grave encore, à terme, ce sont des pans entiers de traditions culturelles qui risquent de disparaître, et ce, quel qu’en soit l’horizon.

Rappelons-nous l’époque où les musiques ont commencé à franchir leurs frontières naturelles pour partir à la conquête du monde. Les disques et la radio ont été alors pour elles des véhicules d’une grande efficacité. Si, sur le principe, cette émancipation culturelle peut être assimilée à une forme d’épanouissement, avec le recul, force est de constater que les seules à en avoir vraiment profité sont justement celles qui émanent des sociétés occidentales.

De nos jours, les réseaux de communication mondiaux permettent au son et à l’image une liberté de circulation totale et instantanée. Auréolées d’un pouvoir libérateur, la variété et la pop-music anglo-saxonne font leur show sur les écrans des contrées les plus lointaines, y compris celles fortement ancrées dans les traditions. Son action ne se résume plus alors au simple divertissement ; la musique occidentale joue le rôle d’agitatrice de consciences. Elle devient, pour ces populations, un symbole de permissivité, tout en incarnant auprès de sa jeunesse des valeurs de progrès et de modernité. À partir de là, on imagine facilement la difficulté pour les musiques traditionnelles de perdurer dans les esprits des nouvelles générations, celles-ci les considérant comme les témoins d’un passé dont ils souhaiteraient s’affranchir : une contre-évolution.

Bien que le cercle des défenseurs des musiques ethniques admette un public étranger de plus en plus large, au niveau local, son espace vital se réduit constamment face aux standards occidentaux. Ainsi, tout doucement, on s’oriente vers une homogénéisation des valeurs auditives. Mais le plus grave dans cette affaire, c’est qu’elle illustre parfaitement bien l’un des effets pervers des phénomènes de mondialisation. Et en matière de culture, la standardisation des goûts ne peut que nuire à la pluralité de ses formes.

Déjà, en son temps, Rameau avait été séduit par l’exotisme. Aujourd’hui, souhaitons pour les générations futures que les Indes restent galantes le plus longtemps possible.

T. HERVÉ - 06/2009

    Éditorial                                        Juillet - Août 2009                                   N° 64

Avec ses nombreux concerts, la période estivale est celle qui donne le plus de possibilités aux audiophiles mélomanes de pouvoir satisfaire leur passion ailleurs que devant leurs chaînes hi-fi. À la faveur d’un récital de pièces pour piano, d’une messe baroque ou encore d’un programme de musique de chambre, les occasions de déguster la musique sous sa forme originale, vivante et spontanée, ne manquent pas. Quel plaisir alors de pouvoir l’écouter sans avoir à déplorer, là, une transparence insuffisante, là, une dynamique trop étriquée, ou là, des timbres manquant de naturel. Dans ces conditions, seule une piètre interprétation ou une acoustique médiocre ont le pouvoir de réactiver un sens critique temporairement mis en sommeil.

Toutefois, si, sous cette forme, la fréquentation de la musique a pour effet de provoquer chez le mélomane un enthousiasme durable, elle peut aussi, parfois, susciter chez l’audiophile un sentiment de frustration tout aussi tenace. Une fois rentré chez lui, il arrivera, tôt ou tard, un moment où il chargera un disque dans son lecteur. Si son système audio possède les qualités qui correspondent à ses exigences, le retour sur terre s’opérera sans dommage. En revanche, si, par malheur, il constate de trop grandes différences entre les ambitions de son système et ce qu’il a conservé en mémoire, alors l’épreuve de la comparaison l’entraînera dans une profonde désillusion. Plus les différences seront importantes, et plus dure sera la chute.

C’est ainsi, la haute-fidélité peut se révéler cruelle. Aussi, ce n’est pas forcément parce qu’on dispose du matériel le plus cher et le plus pointu qu’on se met à l’abri de telle déconvenue. La cohérence d’une installation ne se décèle pas dans une facture ou dans des spécifications techniques, pas plus qu’elle ne trouve sa source dans la lecture d’un forum ni dans les bancs d’essais des magazines spécialisés.

Tout d’abord, la cohérence d’un système haute-fidélité implique que celui-ci soit constitué d’une manière homogène. En effet, il ne serait pas très logique d’associer des matériels de gammes radicalement opposées, pas plus qu’il ne serait intelligent de vouloir faire fonctionner ensemble des éléments aux technologies contradictoires. N’oublions pas que la qualité d’un système repose sur la valeur de son maillon le plus faible. C’est une question de bon sens.

D’un point de vue sonore, un système peut être défini comme étant cohérent s’il est capable, selon le jugement de son propriétaire, de produire une écoute harmonieuse et naturelle. On a pour habitude de dire que plus sa cohérence est grande, et plus il se fera oublier. Cependant, chacun ayant sa propre ligne d’écoute, ce qui est agréable pour l’un ne le sera pas forcément pour l’autre. Dans un domaine aussi subjectif, les théories n’ont que peu de place. À chaque sensibilité correspond une partialité. C’est pourquoi, en reproduction sonore, la neutralité est plus souvent spéculative qu’avérée.

Cela dit, si vous faites partie des auditeurs pour qui l’atterrissage a été douloureux, sachez qu’il suffit quelquefois de peu de chose pour se relever de ce genre de déception. Dans le meilleur des cas, le simple ajout d’un tapis dans votre salle d’écoute ou le remplacement d’un jeu de câbles peut suffire à vous faire retrouver le sourire. Pour les cas plus difficiles, sans forcément remettre tout votre système en question, un examen de la situation mené conjointement avec votre revendeur vous permettra sûrement de cerner le problème ; le remplacement d’un élément étant bien souvent nécessaire pour y remédier.

D’accord, vous me direz que ce n’est pas la période de se faire des cadeaux. C’est vrai, pour cela, il va falloir patienter encore quelques mois. Seulement, n’y a-t-il pas de meilleurs moments que les vacances pour commencer à y réfléchir ?

T. HERVÉ - 07/2009

    Éditorial                                          Septembre 2009                                    N° 65

Peut-être encore davantage que le langage, la musique est de toutes les expressions de l’intelligence de l’homme, celle qui l’autorise le plus à revendiquer sa condition d’être supérieur. Bien au-delà du simple rôle de divertissement que les esprits chagrin désirent lui attribuer, elle est partie intégrante de notre évolution, tout comme elle est une composante indispensable de notre devenir. C’est ainsi, l’espèce humaine est musicale, et souhaitons-le, pour longtemps encore.

Très tôt, l’homme a manifesté un intérêt pour les sons. Alors que les incantations vocales, les frappements de mains et les bruits de bois ou de pierres entrechoqués constituaient sans doute la base de son apprentissage artistique, déjà son instinct musical exaltait son imagination. En cela, la découverte, en Europe, de flûtes de Néandertaliens suffit à démontrer l’ancestralité de notre passion. Nul ne peut vraiment dire qui, du rythme ou de la mélodie, précéda l’autre, mais ce que l’on peut dire sans trop se tromper, c’est que la combinaison des deux fut à l’origine de la première incarnation de l’art.

Des milliers d’années plus tard, l’évidence nous autorise à penser qu’à ses débuts, la musique avait davantage vocation de canaliser ses angoisses environnementales que d’assouvir un quelconque besoin de distraction. Aussi, la science nous apprend que derrière cette harmonie balbutiante des sons se cachaient déjà des phénomènes très complexes, quasiment identiques à ceux que l’on observe de nos jours. Selon toute vraisemblance – les neuroscientifiques commencent tout juste à expliquer l’influence de la musique sur notre cerveau –, très vite, la musique a eu comme pouvoir de stimuler les sentiments, et par conséquent de favoriser l’activité psychique des premiers êtres humains. Si son apport contribua à l’élargissement du champ de pensées des premiers « mélomanes », il provoqua aussi sur ces mêmes individus une prise de conscience de l’étendue de leur sensibilité esthétique et émotionnelle.

Aujourd’hui, l’impact de la musique sur notre existence est bien réel et non moins précieux, car de la même manière, elle participe à la croissance de l’être et lui donne les moyens d’exprimer ses impressions. Qu’est-ce qui peut être le mieux à même de traduire la nostalgie, l’orgueil, l’abandon, la puissance et l’affection, sinon la musique ? En recentrant nos peines et en apaisant nos tensions, ou en provoquant la joie et l’émerveillement, elle suggère l’inspiration et la créativité. D’après des études très poussées menées à l’Université McGill de Montréal, il arriverait même parfois à la musique de susciter les zones les plus euphoriques de notre cerveau, celles généralement associées aux plaisirs naturels, comme celui du goût et de la sexualité.

Après un tel constat, on pourrait croire que la musique, sous une forme ou sous une autre, est agréable à tous. Or, tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. En effet, certaines personnes n’aiment pas la musique, et ce, quelle qu’elle soit. Pour elles, son écoute se transforme en une épreuve intolérable. Cette « amusicalité » ne relève pas d’un caprice, mais bien d’un trouble fonctionnel. Tout d’abord, pour pouvoir en profiter pleinement, la musique doit être bien perçue. Selon les spécialistes, les sujets concernés seraient dans l’incapacité de distinguer convenablement les variations de tonalité, et de discerner les fausses notes ainsi que les dissonances. Pour ces personnes qui, par ailleurs, disposent de facultés auditives tout à fait normales, l’harmonie est peu ou totalement improbable. Un destin bien cruel !

Plus on y réfléchit, et plus on s’aperçoit que nous ne sommes pas égaux devant la musique. On en arriverait même à se demander si nos goûts ne dépendent pas de nos particularités physiologiques. Le fait qu’elle puisse résonner en nous aussi différemment n’expliquerait-il pas la profusion de ses genres ? Dans ce cas, dans quelle mesure la musique interfère-t-elle sur notre organisme ? Et peut-on attendre d’elle qu’elle nous guérisse ?

Dans son ouvrage Musicophilia (Seuil – 2009), le neurologue-mélomane Oliver Sacks, aborde la dimension musicale de l’homme en se basant sur ses observations cliniques et sur l’expérience de ses patients. À l’aide d’exemples fascinants – pour ne pas dire surréalistes –  il expose avec clarté la force extraordinaire qu’exerce la musique sur notre cerveau. Si ce livre, fort intéressant, entraîne plus de questions qu’il n’apporte de réponses, c’est que, comme dans bien d’autres domaines, la chimie de nos sens demeure encore bien mystérieuse.

T. HERVÉ - 09/2009

    Éditorial                                            Octobre 2009                                       N° 66

C’est en 1893, six ans après avoir inventé le gramophone (le premier système permettant la copie, à petite échelle, d’un support musical), qu’Émile Berliner constitua la première société de l’industrie du disque : l’United States Gramophon Company. Si la France ne dut attendre que trois années pour voir naître sa propre société liée au développement du phonographe (Pathé Frères), c’est surtout vers la fin des années 1950, sous l’impulsion des technologies qualifiées de « modernes » (stéréophonie et haute-fidélité), que l’on vit le marché du disque prendre son véritable envol. Il y a de cela un demi-siècle.

Pendant les premières décennies, seules quelques grandes maisons de disques se sont partagé les fruits de ce marché juteux. Celles-ci ont rapidement pris de l’embonpoint, notamment en rachetant la plupart des labels concurrents. Ainsi, ces entreprises de dimension internationale ont pendant longtemps tiré profit de leurs privilèges. En gérant en interne toutes les fonctions liées à leur profession (production, édition et distribution), le chiffre d’affaires de ces majors est devenu, au fur et à mesure de leur croissance, colossal. De plus, leur position de leader sur le marché du disque facilitait grandement leur communication auprès des grands médias.

Toutefois, si dans un premier temps, la taille de leurs structures leur a permis de réaliser de substantiels profits, par la suite, ce même gigantisme a contribué à leur déclin culturel. Dans l’état actuel des choses, on peut dire que l’esprit créatif qui les habitait jadis n’est plus qu’un lointain souvenir. En effet, à l’image des grandes sociétés internationales, les majors se sont laissés entraîner dans une spirale économique infernale. Trop occupés par des soucis de gestion relatifs à l’importance de leur organisation et par les impératifs de rentabilité à court terme exigés par leurs partenaires financiers, ces gros groupes ont progressivement perdu le sens des valeurs artistiques – l’essence même de leur métier. Contraints de limiter leurs investissements, ils ont dû procéder à un recentrage de leur activité. Les mesures les plus significatives consistèrent alors à ressusciter une partie de leur riche fond de catalogue sous différentes formes commerciales, et de focaliser leur production et leur communication sur les signatures les plus prestigieuses – les artistes « vache à lait » –, plutôt que de promouvoir de nouveaux talents.

Au-delà de toutes polémiques partisanes, force est de constater qu’aujourd’hui, l’initiative artistique est du côté des labels indépendants. Pour une bonne partie d’entre eux, ce sont de petites entreprises qui comportent moins de cinq salariés. Cependant, au fil du temps, ils sont devenus les acteurs les plus inventifs de la scène discographique. Dans le genre qui nous intéresse, certains sont devenus de véritables références, aussi bien pour l’aspect musicologique de leurs publications que pour les standards extrêmement élevés qui les entourent : qualité visuelle et tactile du conditionnement, aspect pédagogique du livret, recherche de la meilleure qualité sonore, etc. Avec des parts de marché individuellement très faibles – leurs ventes n’excèdent que rarement les quelques centaines d’exemplaires – ils ont su nous séduire par leur volonté d’encourager de nouvelles interprétations d’œuvres connues, et, comme c’est bien souvent le cas, en exhumant des répertoires jusqu’alors inconnus. Dans ces conditions, la musique retrouve un visage humain.

Malheureusement, cette production plus artisanale qu’industrielle reste confidentielle, car elle s’adresse davantage à un public de connaisseurs qu’aux consommateurs dans leur ensemble. Aussi, l’équilibre financier de ces éditeurs est toujours précaire puisque, contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas eux qui gagnent le plus d’argent sur la vente d’un disque, mais bien le revendeur et le distributeur ; l’artiste, quant à lui, venant en dernier. Lorsqu’on sait que pour produire le simple récital d’un soliste, il leur faut débourser près de 10 000 € (à eux seuls, les frais d’enregistrement peuvent représenter la moitié de cette somme), on comprend mieux les difficultés éprouvées par certains. Cela explique aussi pourquoi parfois, en plus que de devoir fournir l’instrument, les musiciens sont appelés à mettre la main à la poche.
 
En dépit de tous ces obstacles, et malgré la morosité du marché, de nouveaux candidats se lancent dans l’aventure. C’est le cas ce mois-ci avec Cristal Records. Jusqu’alors spécialisé dans le jazz et la musique de film, ce label vient d’inaugurer sa division « classique ». À ce titre, vous trouverez en appendice de ce billet la critique d’une de leurs toutes premières références (voir ici).

S’il convient de saluer le courage d’une telle initiative, reconnaissons tout de même que la logique humaine a cela de particulier qu’elle ne correspond pas toujours à la logique économique. Ainsi, de même que depuis la quasi-disparition du disque noir, le nombre de fabricants de platines vinyles n’a jamais été aussi important, celui des éditeurs de disques ne cesse de croître alors que leur secteur d’activité traverse une crise conjoncturelle sans précédent. Alors, incohérence ou stratégie ? Et s’il s’agissait tout simplement de passion ?

T. HERVÉ - 10/2009

    Éditorial                                          Novembre 2009                                      N° 67

Selon des propos trop souvent ressassés, écouter de la musique classique, que ce soit au disque ou au concert, reviendrait à vouloir se distinguer intellectuellement et socialement. Hormis les passionnés que nous sommes, pour certains, auditionner une musique aussi peu populaire, c’est forcément pour se donner un air plus consistant, tandis pour d’autres, ce n’est qu’une façon de se conformer aux codes qui régissent certaines classes sociales.

Que n’avons-nous déjà entendu à ce sujet ? Entre « musique savante », « musique de vieux » et « musique de bourgeois », même si les mentalités évoluent, il n’en reste pas moins que ces opinions continuent de circuler. Le mélomane « classique » jouerait-il un rôle ? Serait-ce pour lui une manière de se démarquer des divertissements de masse ? Sinon, comment expliquer que, de nos jours, ces idées hâtives et préconçues imposées par la société ou la généralisation d’expériences personnelles résistent toujours aux modèles de modernité revendiqués par cette même société ?

Sur ces questions, je ne peux m’empêcher de repenser à ce qui m’est arrivé récemment. Alors que je cherchais à occuper mes pensées durant la longue attente qui précédait le concert de musique baroque auquel j’avais décidé d’assister, je me suis amusé à observer la partie visible de l’auditoire qui, comme moi, prenait son mal en patience. Loin d’avoir voulu me lancer dans une étude anthropométrique des forces en présence – ce n’est pourtant pas le temps qui m’a manqué –  mon jeu consistait à voir s’il était possible, sur un simple examen visuel et auditif, de me faire une idée de ce type d’auditeurs. Autrement dit, l’amateur de musique classique possède-t-il des signes distinctifs qui le différencient d’autres publics ?

Pour donner un peu de crédit à mon test informel, je tiens à préciser que jusqu’à l’âge de trente ans, j’ai baigné dans un univers musical radicalement différent de celui que je fréquente aujourd’hui. C’est donc avisé que, discrètement, j’ai laissé traîner mes yeux et mes oreilles amusés sur mes compagnons d’un soir. Aussi, il ne m’a pas fallu pas longtemps pour être assailli par une foule d’indices. Entre la cœlioscopie évoquée par le chirurgien au Lacoste blanc et les théories de construction exposées par l’architecte à la Breitling argentée, nombreux furent les exemples qui attestaient la présence d’une proportion assez importante de catégories socioprofessionnelles supérieures. De même, si la moyenne d’âge générale était bien plus basse que ce type de public le laisse habituellement présager, cela peut s’expliquer en partie par le fait que la plupart des jeunes présents ce soir-là accompagnaient leurs parents. De plus, pour ce qui m’a été donné d’entendre, mon panel d’auditeurs affichait une meilleure connaissance de l’imparfait du subjonctif que de l’ensemble des œuvres qui leur était proposées – les applaudissements anarchiques qui, par la suite, le ponctuèrent, en témoignèrent.

Bien sûr, l’intérêt de cet examen caricatural ne repose que sur son aspect récréatif et cocasse. Néanmoins, selon moi, il n’est pas très éloigné de la réalité. Comprenez-moi bien, il n’est pas question pour moi d’allumer le bûcher sur lequel je me suis volontairement installé, mais comme tous les autres genres musicaux, ce mouton noir induit des phénomènes sociologiques auxquels il est bon, de temps en temps, de réfléchir. Les craintes étant souvent liées à l’ignorance, il serait regrettable de se conformer aux idées reçues, même si, dans ce cas bien précis, elles comportent une bonne part de vérité. Si la musique classique n’a rien à gagner d’une trop grande vulgarisation, en revanche, sa pérennité passe sans doute par sa démystification.

Aussi, s’il fallait tordre le cou à certains préjugés, c’est bien à ceux qui se rapportent à son accessibilité, car, ce soir-là encore, la musique prouvait par la nature de son programme qu’elle n’est en rien élitiste. Seulement, le classique est à la musique ce que l’équitation est au sport, à savoir une activité de loisir qui se démocratise, mais dont les stéréotypes, encore bien présents, sont malheureusement en grande partie justifiés. Bien des barrières séparent encore le « grand public » de la « grande musique ». Si en parler contribue à les faire se lever un peu, alors parlons-en.

T. HERVÉ - 11/2009

    Éditorial                                          Décembre 2009                                      N° 68

Ça y est, c’est fait. Après d’âpres négociations conjugales, vos nouvelles enceintes viennent enfin de prendre place dans votre salon. Depuis le temps que vous en rêviez ! Certes, pour les avoir, vous avez dépassé le budget que vous vous étiez préalablement fixé. De même, leur taille dépasse allègrement celle que vous aviez annoncée lors de vos pourparlers, mais qu’importe, ce modèle a permis à votre système de faire un réel bond en avant, et c’est bien cela le principal. Toutefois, êtes-vous vraiment certain d’avoir tout fait pour en tirer le maximum ?

En effet, si certains modèles sont réputés pour leur tolérance de fonctionnement, dans leur grande majorité les enceintes acoustiques nécessitent pour leur installation une attention toute particulière. C’est une étape capitale que, dans l’ensemble, on a trop tendance à négliger. Le temps à y consacrer représente pourtant bien peu chose par rapport au plaisir qu’on en tire par la suite. Par contre, cette opération peut s’avérer un peu plus compliquée que ce que l’on pourrait penser.

Dans un premier temps, une règle de bon sens impose de disposer d’un câblage et d’une connectique qui répondent à des normes permettant de tirer profit de la valeur des enceintes. On apportera donc beaucoup de soins aux branchements, la propreté et la qualité des contacts étant essentielles au bon transfert du signal. Il convient aussi de rappeler que les câbles de haut-parleurs doivent être strictement identiques et de mêmes dimensions ; les longueurs superflues étant à proscrire. Une fois celles-ci raccordées, une ultime prudence consiste à laisser les éléments de la chaîne haute-fidélité sous tension pendant au moins trois heures avant de procéder aux différents réglages, le temps que les circuits électroniques atteignent une température de fonctionnement optimale. L’écoute en sera améliorée.

Une fois prises toutes ces précautions, il convient alors de procéder à la recherche du meilleur placement des enceintes dans la pièce d’écoute. À ce stade, les choses peuvent se compliquer, car, comme il est facile de s’en douter, chaque environnement d’écoute possède sa propre signature sonore. De ses dimensions, de sa forme, des matériaux qui le composent et de son aménagement dépend le plaisir d’écoute. Si un avis optimiste permet d’avancer qu’aucune configuration n’est totalement rédhibitoire, la sagesse autorise à penser que dans les cas les plus difficiles, les solutions à mettre en œuvre peuvent se révéler assez lourdes. De plus, selon qu’elle est compacte, de type colonne ou de type panneau, chaque enceinte entraîne son propre lot d’exigences, cela en fonction des technologies embarquées (haut-parleur électrodynamique, à compression, à ruban, électrostatique, isodynamique ou autre). Heureusement, dans la majeure partie des cas, il est possible de trouver un équilibre satisfaisant en travaillant sur le bon placement des enceintes. Si celui-ci ne relève pas de solutions universelles, il peut néanmoins se référer à quelques principes fondamentaux bien connus. En effet, si l’on ne peut pas déjouer les lois immuables de l’acoustique, moyennant quelques compromis, il est généralement possible de trouver des réponses acceptables aux problèmes soulevés par celles-ci.

Reste ensuite à jouer sur le positionnement des enceintes proprement dit, à savoir : leur écartement, leur distance par rapport aux murs arrière et latéraux, leur orientation et, pour terminer, leur couplage avec le sol. Cette phase est la plus pointue, mais c’est aussi la plus intéressante, car, si elle est bien menée, elle va non seulement contribuer à niveler – dans une certaine mesure – les défauts acoustiques résiduels, mais elle va aussi permettre de régler précisément l’image stéréophonique perçue depuis la zone d’écoute.

Exposer les différentes techniques de placement et de positionnement des enceintes nous ferait sortir du cadre de cet article, son but étant simplement de faire prendre conscience à ceux qui n’y auraient pas encore été sensibles que la disposition des enceintes dans un intérieur ne répond pas aux seuls critères pratiques et esthétiques recherchés par certains. Les mélomanes y trouveront, je l’espère, un motif pour peaufiner leurs installations, quant aux audiophiles, je n’en parle pas tant ils y attachent déjà la plus grande attention.

Dans l’élaboration d’un système audio, le choix des enceintes est un acte crucial. Aussi, pour faciliter leur mise en œuvre ultérieure, c’est un achat qui doit être réalisé en tenant compte de l’ordonnance du lieu d’écoute et de son acoustique. Le moment venu, il ne faut pas hésiter à en parler avec son revendeur, car, en haute-fidélité comme ailleurs, pour éviter les déconvenues, il est préférable de réfléchir avant que d’avoir à réagir après.

T. HERVÉ - 12/2009