Éditoriaux de l’année

2011    

Haut de page


    Éditorial                                            Janvier 2011                                         N° 80

Si, comme l’affirmait le cinéaste américain Jim Jarmusch en répondant en 2004 à un journaliste du magazine Le Monde, « écouter de la musique fait ressentir le temps physiquement », alors j’imagine que pour les mélomanes assidus que vous êtes, l’année 2010 aura été concrètement profitable.

Dans un secteur globalement toujours en perte de vitesse – selon le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), le marché de gros de la musique enregistrée (physique et numérique) a baissé de 2,2 % sur les neuf premiers mois de l’année 2010 par rapport à la même période de 2009 –, d’un point de vue discographique, rien de vraiment significatif ne la différencie des précédentes.

Par conséquent, comme à l’accoutumée, l’année écoulée a eu son lot de bonnes et de mauvaises surprises. Évidemment, selon le principe adopté dans ces colonnes, ce sont essentiellement autour des bonnes surprises qu’au cours des douze derniers mois, j’ai pris plaisir à vous retrouver. Malgré un temps qui m’est de plus en plus compté, pour la septième année consécutive, j’ai fait de mon mieux pour attirer votre attention sur les plus belles sorties du moment, cela, toujours en veillant au respect de la qualité des prises de son.

Naturellement, parmi tous ces disques – une cinquantaine au total –, certains m’ont marqué plus que d’autres. Regroupés sur une page « Coups de cœur de l’année 2010 » (voir ici), ce sont ceux qui ont le plus contribué à satisfaire mes désirs. Objets gratifiant les passions, certains d’entre eux seraient d’ailleurs à même de les susciter. Ainsi, confronté aux charmes provocateurs du « Concert Spirituel au temps de Louis XV » de Jordi Savall, quel néophyte pourrait continuer à rester maître de son destin ? Entre baroque distingué et « barock’n’roll », on ne peut pas faire plus didactique. Dans un répertoire similaire, mais d’un abord moins facile, la musique pour clavecin de Louis Couperin s’adressait, quant à elle, davantage aux mélomanes chevronnés. Ceux qui ont goûté à l’interprétation de Christophe Rousset ont très bien compris que, plus qu’une source d’illumination, c’est un trésor vers lequel la main se tend spontanément.

Dans la rubrique « on ne pensait pas à lui, mais plus jamais on ne l’oubliera », William Hayes méritait largement le coup de projecteur donné par Anthony Rooley et ses complices de la Cetra Barockorchester Basel. Véritable ode à la musique vocale du XVIIIe siècle, ses Passions furent incontestablement l’une des parutions les plus inattendues et les plus excitantes de l’année 2010.

À l’inverse, 2010 étant le bicentenaire de la naissance de Chopin, celui-ci était le compositeur vers lequel toutes les oreilles étaient orientées. Aussi, rien que l’écoute de l’enregistrement de ses Concertos pour piano par Rafał Blechaz pouvait déjà nous faire dire qu’une grande partie de nos espoirs étaient comblés. Eu égard à l’ampleur de la tâche et malgré son jeune âge, son disque est « le grand classique » de ce palmarès.

Né lui aussi en 1810, si Schumann n’a pas bénéficié d’une médiatisation aussi importante que celle de son homologue franco-polonais, il n’en a pas été pour autant moins bien servi. Pianiste et schumanien d’exception, Éric Lesage a réuni autour de lui ce qu’il faut de compétence et de talent pour nous servir un disque de musique de chambre d’anthologie, tout comme l’est le double CD des Quatuors de Beethoven par les Artemis. Là aussi, le résultat leur valait bien une place dans le top 12.

Autre valeur sûre, le « Verismo Arias » de Jonas Kaufmann a tellement apporté à l’amoureux de l’art lyrique que son absence était, elle aussi, impensable. Depuis la disparition de Luciano Pavarotti, il restait un vide à combler dans le cœur des mélomanes. Fort de ce magnifique récital – tout comme des précédents –, notre vaillant ténor y est parvenu sans que gronde la contestation, ce qui n’est pas une mince affaire.

De la même manière, qui pourrait contester à Masaaki Suzuki et au Bach Collegium Japan leur place au sein de cette sélection ? Rompu à l’œuvre vocale de Jean-Sébastien Bach, notre vénérable Nippon ne s’est pas privé de bousculer les repères de ceux qui croyaient la hiérarchie des Motets définitivement établie. Si, par leur interprétation, la liturgie perdait un peu de son sacré, ce n’est assurément pas le cas du disque qui s’y rapporte.

Les violonistes ont eux aussi leurs agitateurs de consciences. On connaissait James Ehnes pour son éclectisme, mais le début de l’année 2010 aura surtout été pour nous l’occasion de le reconnaître pour sa prodigieuse lecture des vingt-quatre Caprices de Paganini. Synthèse de tous les éclats, elle lui vaut sans hésitation une place sur le podium.

Et puis, il y a les coutumiers du fait : les habitués des premières places. Ceux qui ne conçoivent l’honneur que sur la durée. Ceux qui font de la persévérance un art de vivre. Incontestablement, Murray Perahia en fait partie. Déjà présent au sein de ma sélection 2009 grâce à son second volume des Partitas de Bach, le pianiste aux doigts conquérants récidive avec un Brahms triomphateur et de première nécessité.

Enfin, que l’on se rassure, la musique symphonique n’est pas absente de cette liste souveraine. Elle y est même plutôt bien représentée. En effet, comment départager le Stravinsky de Pierre Boulez et le Chostakovitch de Teodor Currentzis, tant les sensations qu’ils procurent sont intenses ? Bénéficiant tous les deux d’orchestres somptueux et de prises de son superlatives, les audiophiles s’y perdront en conjectures, tandis que les inconditionnels de la musique du XXe siècle y trouveront une source d’arguments intarissable.

Au final, tout bien pesé, 2010 nous aura valu une belle moisson d’enregistrements. Une fois encore, elle nous a permis de valider nos goûts pour la musique classique. N’est-ce pas là le principal ? Espérons que, conformément à l’idée émise par Jim Jarmusch, celle qui débute nous fasse ressentir physiquement le temps d’une aussi belle manière. C’est dans ce sens que je vous souhaite à tous une bonne et heureuse année 2011.

T. HERVÉ - 01/2011

    Éditorial                                            Février 2011                                         N° 81

Un tour d’horizon des milieux intéressés laisse supposer que l’industrie musicale commence à sortir de la crise dans laquelle elle était enfermée depuis près d’une dizaine d’années. Certes, l’optimisme manifesté par certains de ses acteurs alors en pleine traversée du désert n’est pas encore totalement récompensé, mais à en croire les plus objectifs d’entre eux, les paysages qu’ils traversent actuellement seraient un peu moins arides qu’ils ne l’ont été.

Il n’est pas inutile de rappeler que depuis 2002, les promoteurs de l’industrie du disque ont subi de lourds dommages. Les données fournies par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) résument bien l’ampleur du phénomène. En effet, le marché de gros de la musique enregistrée aurait chuté de plus de 50 % entre 2002 et 2009, le chiffre d’affaires des producteurs phonographiques serait alors passé en moins de huit ans de 1 302 à 580 millions d’euros. Au-delà de ces considérations froides et comptables, il ne faut pas oublier de dire que, malheureusement, les ressources humaines en ont payé un lourd tribut. Globalement, en moins d’une décennie, les maisons de disques ont dû se séparer de la moitié de leurs effectifs ; EMI Music France ne compte plus désormais qu’environ 200 salariés permanents, alors qu’en 2000 ils étaient deux fois et demie plus nombreux. Et c’est sans parler de celles qui ont dû mettre la clé sous la porte.

Cela dit, bien qu’il soit encore trop tôt pour dresser un bilan définitif de cette trouble période, nous disposons de suffisamment d’éléments qui nous permettent de penser qu’à ce jour et à notre niveau, la musique classique, finalement, ne s’en sort pas si mal que ça.

D’abord, ce n’est pas parce que le disque est en crise que la musique à laquelle il se rattache l’est à son tour. Il suffit de vérifier son agenda des concerts et des festivals pour s’en convaincre. De plus en plus populaires, ils apportent la preuve de l’intérêt du public pour la musique classique, même si l’on a parfois l’impression qu’elle peine à renouveler son auditoire.

Ensuite, malgré sa disparition annoncée, il convient de souligner que le disque de musique classique continue de se vendre. Certes, nous sommes loin du score décroché en 1986 ; à cette époque, le disque classique dépassait les 14 % des parts du marché global. Toutefois, même si les chiffres ne sont pas toujours l’exact reflet de la situation, les 5,7 % atteints en 2010 la situent à un niveau tout à fait acceptable, d’autant plus que depuis quelques années cette valeur demeure à peu près stable.

Poursuivons en constatant que le disque classique semble particulièrement bien résister au téléchargement illégal. Mieux, Internet pourrait même devenir pour elle un allié providentiel. Le consommateur devenant de plus en  plus exigeant, ses habitudes d’achat ont changé. Non content de savoir exactement ce qu’il achète, il veut que cela se fasse au meilleur prix et dans les meilleures conditions. Désireux (ou contraint) de s’adapter aux nouveaux modes de consommation, Internet est devenu pour lui un outil idéal et incontournable : catalogue à l’échelle mondiale, possibilité d’écoute avant l’achat et de comparer les prix, profusion des sources d’information, rapidité des services, développement du marché de l’occasion, etc. Reconnaissons que la plupart du temps, les prix pratiqués sont de nature à permettre de franchir le pas aux plus hésitants. Du coup, l’idée selon laquelle le disque de musique classique serait trop cher n’a plus beaucoup de raison d’être.

Cependant, nous devons rester conscients que tout n’est pas rose et que ce qui est gagné ne l’est peut-être pas définitivement. Aussi, le moment de baisser la garde n’est pas encore venu. Plus que jamais, soyons attentifs à nos comportements de consommateurs, car nous sommes, nous aussi, des acteurs de notre passion. Être mélomane implique des droits, mais aussi des devoirs. Les éditeurs – à ne pas confondre avec les producteurs, les premiers étant ceux qui prennent les plus gros risques et les plus petites marges – ont-ils besoin de notre soutien ? Alors, soutenons-les. Par contre, ne tombons pas dans le piège de la culpabilité. Si nous en sommes là aujourd’hui, c’est davantage pour des raisons structurelles que conjoncturelles. En effet, à la lecture des événements, il apparaît clairement que comme d’autres secteurs – économiques ou bancaires – trop repliés sur les profits exponentiels à court terme, l’industrie du disque n’a pas pris conscience assez tôt de l’évolution des technologies. À chacun donc son rôle... et ses responsabilités.

T. HERVÉ - 02/2011

    Éditorial                                              Mars 2011                                         N°  82

Il suffit de parcourir régulièrement les magazines de musique classique pour prendre conscience que Naxos est devenu, au fil de son évolution, l’une des maisons de disques les plus intéressantes pour les mélomanes que nous sommes. Et pour cause ! Sous la férule de son créateur, Klaus Heymann – un Allemand immigré à Hong Kong –, son déploiement d’énergie lui a permis, en moins de vingt-cinq ans, de devenir le premier producteur mondial de disques classiques. Fort d’un réseau international solide et bien organisé, le label germano-asiatique a su gérer son évolution jusqu’à s’imposer aux côtés des firmes les plus prestigieuses. Avec environ une vingtaine de nouveautés par mois, même si la qualité de son catalogue n’est pas en mesure de rivaliser avec ceux des piliers de l’industrie du disque, ses standards de production actuels font de lui un adversaire redoutable. Dans un laps de temps aussi court, c’est un véritable exploit.

Toutefois, si Naxos ne peut se prévaloir des gloires du passé, sa notoriété actuelle lui autorise à revendiquer celles du présent. D’ailleurs, l’idée de ce papier m’est venue en rédigeant tout récemment le commentaire se rapportant à la Dixième Symphonie de Chostakovitch enregistrée par Vasily Petrenko et le Royal Liverpool Philharmonic Orchestra (voir ici). En effet, ce disque est pour moi l’exemple même de la réussite de ce label. Une concentration de musiciens de niveau mondial placés sous la tutelle d’un chef authentique à l’avenir tout tracé, une interprétation à la hauteur des plus célèbres références et une prise de son du meilleur cru – ce qui, malheureusement, n’est pas toujours le cas – nous font réaliser que Naxos est désormais entré dans la cour des grands. Seules son apparence basique et l’indigence de ses commentaires (toujours pas de traduction) nous font regretter les réalisations concurrentes plus ambitieuses.

Que de chemin donc parcouru par Naxos depuis sa création en 1987 ! En effet, il faut bien admettre qu’au départ, sa production était le plus souvent en retrait par rapport à ce qui se faisait ailleurs, tant d’un point de vue artistique que technique. Mais c’était sans compter sur une politique de prix bas et sur un dynamisme à tout vent. L’idée première était de mettre sur le marché une série de disques compacts reprenant les principales œuvres du répertoire, et dont les prix seraient alignés sur ceux des 33 tours, soit des tarifs quatre à cinq fois moins élevés que ceux habituellement pratiqués. Réalisée en « tout numérique » – rappelons qu’à cette époque le CD n’en est qu’à ses débuts –, cette initiative connue en Asie un succès immédiat, encourageant du même coup l’élargissement de son catalogue et de son réseau de distribution. Dans les premiers temps, la qualité n’était pas toujours au rendez-vous, car pour répondre aux impératifs de coûts, Naxos travaillait le plus souvent avec des ensembles de second ordre, notamment avec des formations basées en Europe centrale. Ensuite, le succès aidant, il enregistra des orchestres britanniques et américains beaucoup plus aguerris, tout en apportant davantage d’attention à la qualité de ses prises de son. Non content de son succès, Naxos se lança alors dans la distribution de labels méconnus tels que Da Capo et Marco Polo, puis dans la revalorisation du patrimoine discographique des grands catalogues (CBS, Decca, His Master’s Voice, RCA). Pendant ce temps, ses collections – « American Classics » recèle quelques trésors (voir ici) – et ses intégrales – celle des Sonates pour luth de Weiss par Robert Barto est primordiale (voir ici et ) – continuaient de se multiplier avec le même bonheur.

Comme on le voit, tandis que d’autres continuent de se lamenter sur leur sort, Naxos progresse sans cesse, tout en grignotant, à chaque fois, davantage de parts de marché. À ce petit jeu, le mélomane est forcément gagnant. En effet, grâce à des tarifs toujours très compétitifs, il permet aux mélomanes débutants d’aborder la musique classique sans se ruiner, tandis qu’il donne aux spécialistes un accès à des répertoires beaucoup plus rares, voire inédits. Moins avantagés, les audiophiles trouveront néanmoins au sein de ce gigantesque catalogue quelques références incontournables, dont quelques-unes figurent en lien ci-dessus. Eu égard au bien-fondé de sa démarche et à la valeur de son travail, je pense que cela valait bien un petit coup de chapeau !

T. HERVÉ - 03/2011

    Éditorial                                               Avril 2011                                         N° 83

Il y a quelque temps, j’ai été invité à donner mon avis sur l’installation haute-fidélité d’un ami. Bien évidemment, j’avais apporté les quelques disques qui me servent habituellement de point de repère – les mêmes depuis près de vingt ans. Outre une écoute de très grande qualité – considérant la somme investie, c’est la moindre des choses –, j’ai de nouveau été frappé par les différences que l’on peut ressentir lorsque l’on passe d’un système à un autre. En comparant ce qui est comparable, c’est-à-dire un budget d’ensemble et des conditions d’écoute à peu près identiques, on relève parfois à partir d’un même disque des écarts qui, sans être décisifs, s’avèrent pour le moins assez surprenants. En tout cas pour les initiés.

En effet, les audiophiles le savent bien, les appareils de haute-fidélité ont tous, chacun à des degrés différents, une signature sonore qui leur est propre. D’abord – et c’est normal –, tous les constructeurs ont pour ambition de construire des éléments capables de restituer la musique le plus fidèlement possible. D’ailleurs, tous en font le moteur de leur communication ; « La musique à l’état pur » comme l’indique la publicité. Dès lors, la logique voudrait que plus leurs ingénieurs s’en donnent les moyens – autrement dit, plus on monte en gamme –, et plus ils aboutissent à des résultats comparativement similaires, à savoir celui de s’approcher au plus près du son d’origine. En fait, il n’en est rien, car si tous partagent le même but, tous divergent quant à la manière d’y parvenir (technologie, conception, composants, etc.).

À moins d’être monomarque, le plus souvent une chaîne haute-fidélité est composée d’éléments d’origine diverse. Selon ce principe, on peut facilement comprendre que chaque fois que l’on intervient sur l’un d’entre eux, cela a pour incidence de modifier le rendu sonore global. Cette remarque concerne les sources, les amplificateurs et les enceintes, mais aussi les câbles et, dans une moindre mesure, les accessoires. D’autre part, aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus on a affaire à un matériel performant, et plus celui-ci a tendance à caractériser le message qu’il transmet. Aussi, afin d’éviter aux profanes de penser que la haute-fidélité est une science plus fidèle à ses prétentions qu’à ses devoirs, il est bon de préciser que si cette impression de diversité est plus présente dans le haut de gamme, c’est en partie dû au fait que l’on a affaire à du matériel plus transparent, dévoilant, de fait, les moindres qualités et les moindres défauts de nos précieuses galettes argentées. La plus grande difficulté étant alors d’associer des maillons acoustiquement compatibles entre eux. La neutralité de l’ensemble en dépend.

En revanche, que l’on ne s’y trompe pas, différent ne veut pas forcément dire moins bon. Oui, la musicalité peut se décliner de plusieurs façons, d’autant que les mélomanes n’ont pas tous le même avis quant à sa définition. Pour y parvenir, un lecteur de CD pourra s’appuyer sur sa richesse harmonique et son respect des timbres, quitte à sacrifier un peu les détails – sans doute sera-t-il le préféré des musiciens –, tandis qu’un autre, d’une moins grande douceur, mais doté d’un bas médium et d’un grave exceptionnels s’appliquera davantage dans la gestion des espaces et des ambiances ; un tel modèle réunira probablement les suffrages des mélomanes habitués aux salles de concert.

Bien sûr, la bonne transmission du son ne se résume pas aux seuls critères de dynamique, de spatialisation, de transparence ou d’absence de coloration. Si un système doit être jugé sur ses capacités techniques, il doit l’être aussi sur sa faculté à reproduire les notes et le caractère de l’interprétation. On ne parle plus alors de son, mais de musique.

Ainsi, chaque installation haute-fidélité agirait comme une interface sonore bien spécifique, à plus forte raison si elle est performante. Cela viendrait-il à dire qu’il existe autant de façons de reproduire la musique qu’il existe de systèmes différents ? Autant qu’il existe de goûts dans la nature ?

T. HERVÉ - 04/2011

    Éditorial                                               Mai 2011                                           N° 84

Malgré un léger brouillard, le temps était doux sur Vienne en cet après-midi du 6 décembre 1791. Après une brève cérémonie funéraire ne comportant ni messe ni musique, c’est vers un cimetière situé à l’extérieur de la ville, conformément aux règles prophylactiques de l’époque, que fut conduit le corps sans âme de Wolfgang Amadeus Mozart, mort la veille à l’âge de trente-cinq ans. Suivi par un cortège d’une quinzaine de personnes, il fut ensuite enterré dans une fosse commune, abandonné parmi les misérables dans l’indifférence quasi générale. En plus d’une situation financière désastreuse, Mozart laissait derrière lui, inachevée, l’une des œuvres les plus marquantes et les plus énigmatiques de l’histoire de la musique : le Requiem en ré mineur.

Sujet de tous les regrets, que n’avons-nous pas entendu sur cette ultime partition ? Certainement tout et son contraire, la manière dont il lui en a été fait commande et les suppositions hasardeuses de son achèvement n’ayant fait qu’amplifier les incertitudes associées aux causes de la mort de son compositeur.

Ce que nous savons aujourd’hui avec certitude, c’est que le Requiem est né d’une étrange commande passée en juillet 1791, de façon mystérieuse et déguisée, sur ordre du comte Franz von Walsegg : un mélomane excentrique qui, tout en voulant célébrer la mémoire de son épouse décédée quelques mois plus tôt, avait éventuellement pour intention de s’attribuer frauduleusement la paternité de l’œuvre. Il est aussi définitivement acquis que Mozart est l’auteur d’environ les deux tiers de son Requiem – pour ne pas dire moins. Selon toute vraisemblance, à sa mort, seul l’Introït était orchestré. Du Kyrie et de l’essentiel de la Sequenz (du Dies Irae au Confutatis inclus), seules les lignes de chœurs et de basse continue étaient achevées. Quant au Lacrimosa – si célèbre pour ses épanchements vocaux –, il s’interrompait à la huitième mesure ; sans doute les dernières notes écrites de la plume de Mozart. Pour le reste, l’Offertorium n’était qu’au stade d’ébauche, alors que de la fin de l’œuvre englobant le Sanctus, le Benedictus, l’Agnus Dei et la Communio, il n’existait rien.

Financièrement dans le besoin, sa femme Constance n’eut alors d’autre choix que celui de tout mettre en œuvre pour honorer la commande passée à son mari. Pour cela, elle confia successivement à plusieurs compositeurs – des élèves de Mozart pour la plupart – le soin de terminer le travail commencé. Mais la tâche était rude, et malgré les efforts de Joseph Eybler, il fallut l’intervention de Franz Xaver Süssmayr (1766-1803) pour que les choses prennent forme. En plus de compléter le Lacrimosa, celui-ci composa seul et intégralement les parties finales manquantes. Nous ne connaîtrons probablement jamais quelles étaient les informations que détenait Süssmayr avant de se voir confier l’achèvement du Requiem, mais pour agir d’une aussi belle manière, il y a de fortes chances que son maître l’eut préalablement bien renseigné sur ses intentions. Ainsi, l’obscure alchimie du Requiem fonctionna, et on put le jouer.

Depuis ce temps, nombreux sont ceux qui ont contribué par leurs interventions à entretenir la controverse autour du chef-d’œuvre de Mozart, qu’ils soient écrivains, musiciens ou cinéastes, chacun à sa manière, certains ruinant plus ou moins involontairement sa réputation, les autres tentant plus ou moins consciemment de la redorer.

De fait, chaque nouvel enregistrement est attendu comme une occasion d’intervenir dans un débat consistant, mais qui se révèle au final, en regard des incertitudes qu’il soulève, peu nourrissant. Le dernier en date nous vient de Russie et il est à mettre à l’actif d’un chef de trente-neuf ans, Teodor Currentzis. En jouant sur les contradictions musicales et métaphysiques de l’œuvre, il bouscule bien des choses sur son passage. Sans non plus donner un coup de canif dans la partition, son interprétation agite les consciences à tel point que la communauté des mélomanes semble divisée. Il y a ceux qui cautionnent son audace et sa conception vivifiante, son amplitude sonore et ses contrastes osés – c’est le camp auquel j’appartiens (voir ici) –, alors que d’autres voient principalement en elle sa dissidence, sa violence, ses incohérences et ses traits grossiers.

Que l’on se rassure, le chef-d’œuvre de Mozart en a vu d’autres, et il s’en relèvera ! Toutefois, peut-on reprocher à cette traduction ses écarts, alors que sa partition demeure auréolée par tant de mystères ? Ne devrait-on pas l’apprécier pour ce qu’elle est, et non pas pour l’idée que l’on s’en fait ? En dehors de celles, rares, qui en font une affaire personnelle – leur approximation musicale les vouent généralement à l’échec –, les autres – au rang desquelles figure celle de Currentzis – ne font finalement que cultiver les incertitudes et les ambiguïtés d’une œuvre aux sources en partie incertaines. D’ailleurs, le Requiem dispose de bien trop d’arguments musicaux pour se laisser enfermer dans une interprétation unique, forcément réductrice. Sa générosité, son rapport avec Dieu, son attachement à la vie, son approche de la mort et son ouverture aux hommes ne sont-ils pas autant d’incitation à la pensée, à la création... et à la tolérance ?

De son vivant, Mozart ne craignait pas de confronter sa musique aux sentiments humains les plus contradictoires. Aussi, à ceux qui pensent que le Requiem de Currentzis est choquant – c’est leur droit, et je le respecte –, je dirai que pour moi, il est en phase avec l’esprit de son auteur, c’est à dire respectueux du passé, mais anticonformiste. D’ailleurs, je suis prêt à parier qu’une partie de ceux qui l’ont ouvertement critiqué s’est mise, après coup, à l’écouter en cachette.

T. HERVÉ - 05/2011

    Éditorial                                               Juin 2011                                           N° 85

D’après une enquête publiée en début d’année par OpinionWay pour le compte de la Sacem, les Français auraient réduit le temps qu’ils passent quotidiennement à écouter de la musique. Alors qu’en 2005 il était estimé en moyenne à 2 heures par jour et par personne, actuellement il serait réduit à 1 heure et 10 minutes. À titre de comparaison, si l’on se réfère aux mesures d’audience réalisées par la société Médiamétrie, c’est dix minutes de moins que le temps passé sur internet, et trois fois moins que celui passé devant la télévision.

Pourtant, à ce qu’il paraît, nous sommes de plus en plus nombreux à nous intéresser à la musique. En continuant à faire parler les chiffres, ceux-ci nous indiquent que nous sommes 80 % à lui vouer un réel attachement – soit 6 % de mieux qu’en 2005 –, tandis que près de la moitié d’entre nous la citent comme une activité culturelle essentielle. Interrogés sur leurs habitudes d’écoute, 36 % des Français déclarent privilégier la radio, alors que 31 % disent préférer la chaîne hi-fi (CD et DVD confondus), les autres s’orientant vers la télévision (8 %), les baladeurs numériques (6 %), internet (6 %) et les téléphones portables (4 %).

Bien que l’on relève sur cinq ans une baisse importante de la durée moyenne accordée à son écoute, force est d’admettre qu’elle se maintient à un niveau relativement correct, surtout si l’on tient compte des sollicitations croissantes liées aux nouvelles technologies (home-cinéma, jeux vidéos, informatique, internet...). Toutefois, on ne peut s’empêcher de penser que si le nombre de ses disciples est en augmentation, rares doivent être ceux qui consacrent à la musique une attention proportionnelle à l’importance qu’ils avouent lui accorder.

Il fut un temps où la seule façon d’écouter de la musique était de se rendre au concert – à moins d’être soi-même musicien. Acteur de ses désirs, le mélomane qui en éprouvait l’envie devait aller vers elle pour lui manifester sa passion. L’invention du gramophone allait bouleverser ce rapport, le mélomane n’ayant, dès lors, plus à fournir les mêmes efforts pour y accéder. De plus, alors que la musique commençait à peine à goûter à la liberté, que déjà les progrès technologiques la poussaient vers encore plus d’émancipation ! Comme le mélomane, progressivement la musique s’est délivrée de ses contraintes, à tel point que de nos jours, on l’entend presque en tous lieux, même là où l’on ne voudrait pas qu’elle soit, parfois jusqu’à se sentir harcelé. Un comble ! En plus de cette banalisation, ce sont les habitudes d’écoute – de consommation, pourrait-on dire – qui ont changé. Le temps est devenu précieux, et désormais, il est courant de faire plusieurs choses à la fois. Ainsi, on écoute de la musique en faisant son footing ou en surfant sur internet, mais aussi, grâce à la domotique, en prenant sa douche, et pourquoi pas dehors, en tondant la pelouse ? S’il est vrai que la richesse naît de la diversité, n’oublions pas que le dégoût naît de l’abondance.

Signe des temps, en nous offrant la profusion, la modernité encourage la superficialité. À toujours vouloir plus, on finit souvent par ne plus savoir ce que l’on veut. Trop de passions tue la passion. À ce stade, peut-on encore dire de cette musique tant aimée qu’on l’écoute ou qu’on l’entend ? Sur les 96 % de Français qui déclarent en écouter, combien sont-ils à le faire vraiment ? Certes, on peut être sincèrement attaché à la musique et lui être fidèle sans pour autant être un auditeur scrupuleux et attentif. Cependant, bien qu’elle puisse supporter une écoute distraite, elle se dévoile vraiment qu’à la condition de s’y adonner pleinement. Une véritable écoute est possible qu’à partir du moment où l’on est disposé à le faire : écouter, c’est d’abord vouloir entendre. Pour être ressenties, les émotions exigent que nos sens soient en éveil. Sans cela, point de salut.

T. HERVÉ - 06/2011

    Éditorial                                        Juillet - Août 2011                                   N° 86

Que ce soit dans la presse ou sur le web, nombreuses sont les annonces qui font état d’un marché de plus en plus orienté vers les produits biologiques. Que cela soit dû à une prise de conscience spontanée des consommateurs de l’intérêt qu’ils ont à protéger leur santé et leur environnement, ou que cela résulte de la propagande du « bio-marketing », le fait est que l’engouement pour les produits dits « naturels » est bien réel, ses plus optimistes inconditionnels y pressentant même le signe du retour des valeurs d’antan. Même si les incrédules n’y voient qu’un moyen de continuer à consommer tout en soulageant un peu plus leur conscience, le bio est dans l’air du temps, et c’est tant mieux.

Mais, me direz-vous, quel rapport y a-t-il avec la musique et le son ? C’est pourtant simple : le disque faisant partie des biens de consommation, d’une certaine façon, lui aussi est confronté à cette nouvelle tendance. Et comme vous pouvez vous en douter, en matière d’enregistrement, le bio c’est le vinyle. Bien que cette comparaison soit assez fantasque – je vous l’accorde –, on peut néanmoins y trouver quelques points de concordances. Pour moi, le plus évident étant que dans les deux cas, cette démarche répond au désir de revenir à des choses simples et authentiques.

Si l’évolution des technologies a eu sur notre quotidien des effets, dans l’ensemble, plutôt favorables, elle ne l’a pas été systématiquement dans tous les domaines. Il ne viendra à personne l’idée de contester les progrès qu’elle a apportés au domaine médical, mais interrogez les passionnés de reproduction sonore, et il en ira tout autrement. En passant du vinyle au disque compact, beaucoup d’audiophiles et de mélomanes ont eu l’impression de vendre leur âme au diable. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il leur a fallu attendre longtemps avant de pouvoir trouver dans le CD un compagnon musicalement convenable. Actuellement, le couple lecteur-CD a atteint un niveau de qualité sonore propre à satisfaire la majorité d’entre eux ; les disques que je vous suggère chaque mois sont là pour en témoigner. Mais voilà qu’on nous annonce que nos précieuses galettes argentées sont menacées de disparition, et qu’après avoir surmonté la numérisation du son, nous allons devoir maintenant nous habituer à la dématérialisation de ses supports ! Il faut bien se rappeler que la notoriété du CD s’est jouée sur un mythe qui lui était antérieur, à savoir celui de la haute-fidélité. De fait, on imagine facilement que cette promesse d’avenir n’a pas fait que des heureux. Désabusés par une technologie qui ne leur parle plus (compression numérique, lecteurs réseau, serveurs audio, passerelles multimédias...), nombreux sont les audiophiles qui ont fait vœu de passer (les convertis), ou de repasser (les nostalgiques) à une haute-fidélité plus humaine : celle des platines vinyles. Bref, à une musique sans OGM. D’ailleurs, les fabricants de lecteurs de microsillons l’ont bien compris. Très inspirés, avec des matériels dont les prix oscillent entre 300 et 15 000 euros, ils sont sans cesse plus nombreux à occuper le terrain de la haute-fidélité.

À en croire les statistiques, le bio ne connait pas la crise. Tout porte à le croire, car pendant que les ventes de fichiers musicaux peinent à décoller, et alors que l’industrie du disque traverse la plus grande crise de son histoire, le disque vinyle voit ses ventes exploser. Certes, l’offre est encore très pauvre, mais elle augmente de jour en jour. Si pour l’instant le phénomène profite davantage aux labels indépendants qu’aux majors, et s’il n’a pas encore touché d’une manière significative la musique classique – quoique Amazon, le géant du Net, en propose déjà pas moins de 5 000 références –, qui peut dire pour combien de temps encore ? Je n’irai pas jusqu’à affirmer comme le font certains que le vinyle est l’avenir du CD, mais quelque part, ne serait-ce pas là un agréable retour aux sources ? Si en plus cela pouvait favoriser le retour des disquaires, ne serait-ce pas encore mieux ? Il n’est pas interdit de rêver que je sache !

T. HERVÉ - 07/2011

    Éditorial                                          Septembre 2011                                    N° 87

Si traditionnellement le neuvième mois de notre calendrier annonce la fin de la période estivale, pour les mélomanes insatiables que nous sommes, septembre résonne surtout comme le signal de la reprise de nos activités discographiques. Après une saison plus propice aux concerts et aux festivals qu’aux écoutes domestiques, nos oreilles vont donc devoir, plus ou moins, se réhabituer aux sons de la musique numérisée.

Pour ma part, cet été, bien qu’ayant considérablement réduit le temps que je consacre habituellement à ma passion, rien – ni personne – n’a su m’éloigner totalement de mes chers enregistrements. Parmi les quelques rares disques qui m’ont accompagné durant cette trêve saisonnière – considérons-les, à ce titre, comme des privilégiés –, il en est un qui a vraiment monopolisé mon attention, réussissant même à se glisser dans mon sac de voyage à mon départ en vacances. De mémoire, cela ne m’était encore jamais arrivé. À ce stade, ce n’est plus un privilège, mais un honneur !

  Préférence du cœur et de la raison, cet heureux élu est    le fruit du talent d’une jeune pianiste aux potentiels    artistiques et techniques réellement impressionnants.    Choisir Liszt pour son premier disque soliste alors que    l’on débute sur la scène internationale peut sonner    comme un défi, mais lorsque l’on s’appelle Khatia    Buniatishvili, rien ne paraît insurmontable. Considérant le    regard qu’elle jette sur la musique du compositeur hongrois, on peut même affirmer que son programme s’inscrit dans une logique artistique d’une évidence absolue. En effet, écoute après écoute, il est clair qu'elle possède une maturité de style que bien peu de musiciens de son âge peuvent prétendre égaler. Sous ses doigts déjà experts brillent toute la virtuosité et la générosité de Liszt.

Mais la grande habileté technique dont elle fait preuve ne représente qu’une facette de son potentiel. De son jeu bien affirmé, mais jamais imbu de son autorité, il se dégage une présence artistique de tout premier plan envers lequel il est difficile de ne pas succomber. Derrière ses enchaînements de sonorités se cache la volonté de redonner à chaque note sa propre identité, son juste poids, tout comme une précise position dans le temps et dans l’espace. Au bout du compte, la densité musicale de ce portrait lisztien est à son comble. Certes, nous avons affaire à un enregistrement de studio, et seuls ceux qui ont eu la chance d’assister aux concerts de la jeune Géorgienne sont réellement en mesure de juger des capacités de l’artiste à mettre en scène la musique. Toutefois, l’impression générale est si forte qu’à aucun moment l’on ne doute de l’authenticité de son génie.

Malheureusement, ce disque enregistré à la Meistersaal de Berlin en octobre 2010 est entaché par une prise de son insuffisamment bonne pour prétendre figurer au sein de ma sélection. Alors que le magazine Classica reconnaît en lui « une prise de son à l’impact ahurissant et une définition extraordinaire. Un disque de démonstration. », personnellement, je trouve que la proximité du piano nuit à sa précision. Si, effectivement, le spectre sonore est excellent – les timbres le sont aussi –, son épanouissement acoustique pâtit d’un manque d’aération. L’image s’en trouve alourdie et manque de profondeur. À trop rechercher l’intelligibilité des instruments, les ingénieurs du son finissent parfois par les rendre stériles. C’est certainement démonstratif, mais peu naturel. Bien sûr, ces réserves sont minimes, et seuls les maniaques du son y attacheront de l’importance. Pour les autres – la grande majorité –, les effets sonores de la captation ne feront que renforcer les impressions d’une interprétation qu’aucune restriction technique ne saurait faire passer sous silence. Pour une fois, pas même ici.

Aussi, quel autre moyen de promouvoir ce disque avais-je à ma disposition, sinon celui d’en faire l’objet de mon billet mensuel ? C’est donc d’une manière détournée que je vous encourage à l’écouter. Après l’avoir fait de nombreuses fois – et pour cause –, je peux vous assurer que le jeu en vaut la chandelle. En cette année du bicentenaire de la naissance de Franz Liszt, il se dresse tel un fier étendard. Et ce n’est pas fini, car je vous promets pour les jours à venir un autre enregistrement de pièces pour piano de Liszt tout aussi captivant ; celui-là, beaucoup mieux enregistré. Comme quoi, la rentrée a aussi ses bons côtés !

T. HERVÉ - 09/2011

    Éditorial                                            Octobre 2011                                      N° 88

Lorsque nous, les Français, évoquons l’Histoire, nous avons parfois pour fâcheuse habitude d’en parler avec une pointe d’outrecuidance, un peu comme si de la nôtre dépendait celle des autres. Insouciamment, sans doute exaltés par notre passé révolutionnaire, il nous arrive de porter sur le monde un regard oblique de haut en bas, tout en se remémorant les splendeurs de notre Grand Siècle plutôt que ses dérives. C’est ainsi, de l’orgueil naissent souvent la duplicité et les contradictions.

Cela dit, vous vous doutez bien que cet examen de conscience volontairement provocateur n’est pas innocent. En effet, l’honnêteté de l’homme ne le met pas pour autant à l’abri des sentiments vaniteux, et à moins d’être totalement sourd et aveugle, il faut bien reconnaître que si notre peuple n’a pas été pionnier dans tous les domaines, il en est tout de même quelques-uns pour lesquels il est en droit de s’enorgueillir. Et ce ne sont pas les millions de visiteurs qui viennent chaque année au Château de Versailles qui diront le contraire. Car s’il est un lieu qui symbolise l’autorité de notre pays, c’est bien l’ancienne résidence du Roi-Soleil, sa passion pour les sciences et les arts l’ayant conduit à toutes les audaces. En s’entourant des plus grands talents de son époque, il encouragea la création au point de faire de la France un modèle pour bien d’autres nations d’Europe.

Prenez la musique, par exemple – comme si vous ne m’aviez pas vu venir ! Plus que toute autre forme d’art, elle fut au sein de ce havre culturel l’objet d’une attention toute particulière. Dans les jardins, à la chapelle, à la chasse, à la guerre, au théâtre, pendant les repas, matin, midi et soir, jusqu’au chevet du roi, la musique était partout présente. Maître de l’absolutisme, Louis XIV était le centralisateur des arts à la cour. Souverain dans sa décision, pendant qu’il autorisait certains artistes à profiter de sa lumière, d’autres, peut-être tout aussi doués, étaient rejetés dans l’ombre sans ménagement. De cette manière, Lambert, Chambonnières, Campra, Couperin (Louis, puis François), Marais et Lully se voyaient confier les plus importantes charges musicales de l’État, tandis que l’œuvre sacrée du génial Marc-Antoine Charpentier restait non publiée, pas même celle composée pour la Sainte-Chapelle, le plus fort symbole de la royauté et de la religion !

Parmi les plus illustres musiciens de son temps à n’avoir jamais bénéficié de charge officielle – mais, peut-être, l’avait-il tout simplement refusé ? –, Monsieur de Sainte-Colombe (le père, car il eut un fils) nous apparaît aujourd’hui comme un homme modeste victime de sa discrétion. Violiste et compositeur, disciple de Nicolas Hotman et d’André Maugars puis chef de file de toute une lignée de violistes, en dehors de ses pièces pour la basse de viole et de quelques anecdotes relatées ça et là (les écrits élogieux de ses contemporains notamment), on ne connaît presque rien de lui. Aucun document administratif. Pas un portrait. Même pas un prénom. Certes, le film d’Alain Corneau, Tous les matins du monde lui avait donné une consistance cohérente, mais depuis, de nouvelles révélations sont venues contrarier ce célèbre portrait cinématographique. Toutefois, s’il existe une certitude le concernant, c’est que sa musique est d’une extraordinaire beauté. N’est-ce pas là la principale ? Contrastante avec l’ampleur des sonorités nobles et dansantes du style français – loin des fastes versaillais –, la musique de Sainte-Colombe prône l’efficacité dans la sobriété. D’une irréprochable maîtrise, économe dans l’effectif comme dans le langage, son archaïsme n’est qu’une illusion puisqu’après 300 ans elle est toujours d’actualité. Sous une carapace sonore qui ne demande qu’à se briser, elle nous renvoie à nous-mêmes, à nos croyances et à nos pensées les plus secrètes. Confronté à un environnement de plus en plus stressant, l’auditeur qui saura l’approcher y trouvera un élixir aux vertus thérapeutiques, propice à la réflexion et à la sagesse.

Outre une septième corde qui fera de la viole française un instrument précurseur – accordée en la, elle élargit de plus de trois octaves le registre de l’instrument –, force est de reconnaître, au-delà de tout chauvinisme, que l’esprit visionnaire du Sieur de Sainte-Colombe a durablement marqué son art. Bien que moins célèbre que bon nombre de ses contemporains, son nom fait indiscutablement partie de ceux qui donnent du poids à notre passé. Écoutez sa musique, et à votre tour, vous aussi sentirez naître en vous une petite sensation de fierté non désagréable.

Sainte-Colombe - Kuijken - Savall Ce long préambule pour vous informer qu’Alia Vox vient   de rééditer dans sa série économique « Héritage » les   deux enregistrements que Wieland Kuijken et Jordi Savall   avaient jadis consacrés à cette « gloire inconnue ». Parus   initialement sur le label Astrée en 1976 et 1992, ces   Concerts à deux violes esgales merveilleusement captés   résonnent à nos oreilles avec un haut niveau   d’exemplarité et une douce impression d’essentialité. Réunies en un double album à la présentation irréprochable, bien qu’elles soient desservies par une approche que chacun jugera plus ou moins difficile selon son propre degré d’expérience musicale, ces pièces virtuoses nous rappellent que si notre passé est derrière nous, ses richesses nous permettent chaque jour d’aller de l’avant. Oui, de cela nous pouvons effectivement être fiers.

T. HERVÉ - 10/2011

    Éditorial                                          Novembre 2011                                      N° 89

L’Hadopi, l’instance chargée de défendre les intérêts des ayants droit dans la bataille qui les oppose aux internautes fraudeurs, a, dès sa création, donné d’elle l’image d’une arme peu convaincante. Cette « Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet » n’a, en effet, jamais réussi à s’imposer dans l’esprit des gens, quel que soit leur camp, comme un organisme réellement capable de juguler le piratage sur Internet – hormis, peut-être, dans celui de ceux qui l’avaient promu. Et encore.

Telle qu’elle se définit, la Haute Autorité a pour mission de défendre le droit d’auteur en rappelant aux citoyens ses droits et ses devoirs. Plus éducative que répressive (toujours selon ses dires), elle sensibilise les usagers aux risques qu’ils encourent à télécharger illégalement. En se faisant l’écho de la loi, elle alerte ceux dont l’accès internet permet la circulation non autorisée d’œuvres protégées par un droit d'auteur des risques qu’ils encourent. Elle associe la mise en place de la réponse graduée (recommandations par mails) à des conseils pour la mise en place d’un système de surveillance de leur accès à Internet, tout en les informant des différentes offres légales présentes sur le marché. C’est le volet « pédagogique » de son action. Le cas échéant, elle peut transmettre à la justice les coordonnées des abonnés qui restent insensibles à ses avertissements. C’est son rôle d’informateur. Enfin, la Haute Autorité se donne pour fonction de mettre en place des groupes de réflexion destinés à mieux appréhender les différents aspects du respect de la propriété intellectuelle sur le web. Ce sont les Labs Hadopi.

Bien évidemment, ses opposants ont d’elle un avis complètement différent. Pour eux, c’est une stupide machine à envoyer des milliers de mails par jour, mais surtout un moyen de les inciter à installer sur leurs ordinateurs des systèmes de sécurisation qui constitueraient, ni plus ni moins, une barrière à la diffusion de la culture et un obstacle à leur liberté de communication. Mais voilà que depuis quelques semaines, leurs reproches deviennent sensiblement plus nuancés. Certes, l’Hadopi continue de mener son combat sur le front des réseaux d’échanges poste-à-poste (peer-to-peer). Les données les plus récentes font état de 650 000 premiers messages d’avertissement expédiés, 44 000 relances (second message doublé d’une lettre en recommandé) et 60 dossiers en cours d’instruction par le parquet, cela depuis le 1er octobre 2010, date du début de son offensive. Seulement, elle ne le fait pas d’une manière aussi stupide que le laissaient supposer ses plus fervents détracteurs. Ainsi, parallèlement à sa mission officielle, le travail entrepris au sein des fameux Labs Hadopi commence à porter ses fruits. Ouverts à tous dès lors qu’ils en ont le profil – aussi bien aux pros qu’aux antis Hadopi –, ces ateliers collaboratifs ont pour objectif de réaliser une expertise approfondie et impartiale des différentes composantes du vaste réseau d’échange dans lequel nous évoluons, puis d’en tirer les enseignements tout en faisant émerger des propositions. Une analyse sociétale et philosophique du sujet, en quelque sorte. Justement, ce sont ses récentes prises de position défavorables aux DPI et à ses règles de filtrage qui valent aujourd’hui à l’Hadopi cette petite reconsidération. Rappelons que ce système consiste à inspecter chaque paquet de données échangées sur la toile pour décider si celles-ci sont autorisées ou non à atteindre son destinataire.

Ainsi, contre toute attente, son avis va à l’encontre des souhaits émis par le gouvernement français, mais aussi à l’encontre de ceux d’un adversaire de plus en plus clairement déclaré : le CSA. En effet, par sa stratégie beaucoup plus combative que celle de l’Hadopi, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel s’affirme chaque jour davantage comme le nouvel épouvantail du Net, aussi bien par ses propositions drastiques de filtrage, que par son opposition manifeste à l’encontre de la Haute Autorité, chaque parti cherchant à s’approprier le titre de « Régulateur du Net » tout en évitant, coûte que coûte, la fusion un moment évoquée.

N’allons pas croire pour autant que l’Hadopi retourne sa veste. Sa volonté de moraliser l’usage d’Internet est intacte et prime sur le reste, quitte, pour cela, à prôner des sanctions. Toutefois, reconnaissons-lui de vouloir éviter le pire. Alors que rien ne l’y obligeait, grâce à ses Labs, elle a permis à des gens aux intérêts divergents d’œuvrer pour un intérêt commun. Des représentants des usagers du web assis autour de la même table que les représentants de l’industrie culturelle, n’est-ce pas par là qu’il aurait fallu commencer ? Ne soyons pas non plus naïfs. Pour excellents qu’ils soient, les résultats obtenus par les Labs n’ont pas beaucoup de poids sur le pouvoir politique, l’Hadopi n’ayant pas vocation à réformer. Aussi, il y a de fortes chances pour qu’un jour le DPI soit instauré. Finalement, devenir vertueux avant que la vertu ne soit imposée, ne serait-ce pas là le meilleur moyen de continuer de profiter des libertés qui nous sont actuellement offertes ? Mais n'est-ce pas déjà trop tard ?

T. HERVÉ - 11/2011

    Éditorial                                          Décembre 2011                                      N° 90

Il y a huit ans – en septembre 2003 très précisément –, je mettais en ligne les toutes premières pages du site « Audiophile Mélomane ». Fervent amateur de musique classique, c’est le moyen que je choisis alors pour tenter de la promouvoir. Conscient des difficultés rencontrées par de nombreux néophytes souhaitant l’aborder dans de bonnes conditions, c’est en admirateur convaincu que je m’engageais à me faire l’écho de ses plus beaux enregistrements. Attirer la curiosité et, pourquoi pas, déclencher des passions : telles étaient mes seules ambitions.

Bien que philanthrope, je dois dire que cet apostolat m’a beaucoup enrichi. Non pas financièrement – je suis systématiquement resté insensible aux sollicitations commerciales –, mais techniquement, intellectuellement et humainement, il se trouve que je vis cette mission comme une très belle aventure.

Malheureusement, aussi passionnante soit-elle, aujourd’hui je dois y mettre fin. Certes, la musique mérite largement que l’on s’y adonne, mais cet abandon ne doit pas se faire au détriment d’enjeux autrement plus importants. Aussi, confrontés à de nouvelles obligations d’ordre personnel, c’est avec beaucoup de regrets qu’à travers ce dernier bulletin mensuel je prends congé de vous. Sachez que durant toutes ces années, l’intérêt que vous avez porté à mon travail a été pour moi un véritable moteur. Si, par mes commentaires, j’ai pu contribuer à vous guider ou à attiser vos envies, alors je m’estime pleinement satisfait.

Avant de clore ce billet d’adieu, je tiens à remercier tous les musiciens, les preneurs de son, les directeurs artistiques et les éditeurs qui m’ont accordé leur confiance. Un grand merci à Laurence Wuillemin pour sa générosité et son soutien de tous les instants. Merci aussi à vous, chers visiteurs. Déclarés ou anonymes, ce qui est certain, c'est que sans vous Audiophile Mélomane n’aurait jamais été ce qu’il est devenu.

Les hommes passent, la musique reste. Ainsi va la vie.

T. HERVÉ - 12/2011